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Mémoriser les décimales de pi, un concours de l’extrême
Article mis en ligne le 16 mars 2021

Se fondant sur ce nombre si fascinant, quelques champions de la mémorisation se livrent une
bataille insensée.
Pi. Valeur approchée au centième : trois virgule quatorze. La transposition de cet arrondi en date au format américain (de 3,14 à 3/14) explique pourquoi le 14 mars a été choisi il y a belle lurette comme le Pi Day, ou Journée du nombre pi. D’autres dates moins évidentes avaient été suggérées par les matheuses et matheux du monde entier : le 22 juillet (car en divisant 22 par 7, on obtient 3,14 et des poussières, même si les poussières en question ne
sont pas celles de pi), le 10 novembre (314e jour des années non bissextiles), et d’autres encore plus saugrenues.
Par ses incroyables propriétés mathématiques ainsi que par le mystère qui l’entoure, pi est devenu il y a bien longtemps un véritable objet de fascination et d’expérimentations en tout genre, une divinité facile à idolâtrer, voire une religion à lui seul. C’est pourquoi tout pose question : la meilleure date pour célébrer ce nombre, ou encore le meilleur moyen de retenir le plus grand nombre de ses décimales.
Oui. Il existe sur cette planète des personnes dont l’obsession absolue est de parvenir à retenir autant de décimales de pi sans commettre la moindre erreur. Au coeur de cette quête, il y a surtout la volonté de pousser son cerveau aussi loin que possible. Tout cela autour d’un nombre fascinant à plus d’un titre, et qui présente l’avantage d’avoir des décimales successives qui n’obéissent à aucune suite logique (sinon il ne serait pas si difficile d’en retenir autant). D’autres se livrent à des concours similaires avec le nombre e (la constante d’Euler, c’est-à-dire le nombre dont le logarithme népérien vaut 1, qui vaut environ 2,718) ou la racine de 2. Mais la magie n’est pas la même.
À ce jour, on dispose de pas moins de 31.400 milliards de décimales du nombre pi, calculées grâce au travail d’Emma Haruka Iwao, ingénieure japonaise employée par Google. La firme a d’ailleurs annoncé ce nouveau record un certain 14 mars, en 2019. Le record précédent était de 22.000 milliards de décimales. Un impressionnant bond en avant, obtenu grâce à 25 machines ayant tourné sans discontinuer pendant 121 jours, pour un résultat final occupant 170 téraoctets de mémoire (l’espace nécessaire pour héberger 34 millions de chansons).
Il est bien entendu inenvisageable de retenir les 31.400 milliards de décimales (stockées dans un ordinateur mais qui, si on les imprimait, rempliraient un espace équivalent à celui de 100 millions de livres de poche). Même si notre cerveau était capable de mémoriser un nouveau
chiffre par seconde, cela nous prendrait... près d’un million d’années. Et autant pour tout réciter. Autant dire que ça va faire un peu juste. Mais quelques obsédés de la performance se sont dit qu’ils allaient quand même essayer d’aller le plus loin possible.
Le record actuel tient depuis le 21 octobre 2015 : il est détenu par l’Indien Suresh Kumar Sharma, qui a récité 70.030 décimales du nombre pi en 17 heures et 14 minutes. Précisons que les compétiteurs n’ont pas le droit à la moindre erreur. En moyenne, il a déclamé environ 67 chiffres par minute, soit plus d’un par seconde. Le précédent record venait lui aussi d’Inde : il s’agit de Rajveer Meena, qui s’était arrêté à 70.000 décimales, mais qui avait effectué sa récitation en 9 heures et 27 minutes, au rythme de 123 par minute, soit plus de 2 par seconde.
Les deux compatriotes sont toujours à la tête d’un palmarès établi de façon très sérieuse sur le site Pi World Ranking List, dont le classement inclut près de 2.300 compétiteurs (et quelques compétitrices, même si les femmes sont peu nombreuses). Il n’est en fait pas très difficile d’intégrer ce classement et de voir son nom apparaître sur le site, puisque ceux qui ferment le peloton ont récité... 20 décimales. Il suffit de retenir que pi vaut environ 3,14159265358979323846 et le tour est joué.
Pour participer, il faut effectuer sa récitation devant deux personnes qui n’ont aucun lien affectif ou familial avec vous, afin qu’elles certifient que vous avez réalisé votre exploit. Au-delà des 10.000 décimales, la présence d’un huissier ou d’un notaire devient requise, parce qu’on ne rigole pas avec les records.
Des poèmes et des lieux
Les champions de pi ne comptent pas s’arrêter là. En 2015, le Japonais Akira Haraguchi accordait une interview au Guardian, dans laquelle il affirmait réciter chaque jour 25.000 décimales (ce qui lui prend près de 2h), et en avoir mémorisé 111.700. En 2006, lors d’un événement public organisé près de Tokyo, il avait apparemment récité 100.000 décimales en 16h30 sans se tromper, mais son record n’a pas été homologué par le Livre Guinness des Records en raisons de doutes sur les conditions de son établissement.
Le champion potentiel a accepté de dévoiler sa méthode de mémorisation.
À chacun des dix chiffres est associé une gamme de sons de la langue japonaise : par exemple, explique le journaliste du Guardian Alex Bellos, le zéro correspond à « o », « ra », « ri », « ru », « re », « ro », « wo », « on » et « oh ». À partir de ces dix variétés de sons, Haraguchi a écrit « environ 800 histoires, principalement à propos d’animaux et de plantes ».
Réciter les décimales de pi revient alors à déclamer sans se tromper les 800 histoires créées spécialement pour l’occasion. Pour le commun des mortels, cela reste effroyablement compliqué, mais pour un champion de la mémoire, cela rend visiblement le défi plus accessible.
En fait, la méthode d’Akira Haraguchi ressemble à une version (très) développée de l’idée imaginée par le poète Maurice Decerf, auteur d’un poème (« piem » en langage nerd) permettant de retenir les 126 premières décimales du nombre pi.
Ce poème composé de vingt vers commence ainsi :
« Que j’aime à faire apprendre ce nombre utile aux sages !
Immortel Archimède, artiste ingénieur,
Qui de ton jugement peut priser la valeur ? »
Il suffit alors de compter scrupuleusement le nombre de lettre comprises
dans chaque mot (trois pour « que », une pour « j’ », quatre pour « aime »...) et c’est gagné.
D’autres utilisent une technique nommée « méthode des loci », ce dernier terme signifiant « lieux » en latin. Cette méthode datant de l’Antiquité permet de mémoriser de longues listes ordonnées en associant chaque élément à un lieu, puis en mémorisant son trajet au sein du « palais de la mémoire » ainsi formé. Là encore, il semble assez inconcevable de pouvoir retenir une suite de 70.000 lieux, mais c’est apparemment une stratégie qui fonctionne pour
qui sait l’utiliser.
L’arnaque Slyusarchuk
Le titre de plus grand mémorisateur de pi a beau être purement honorifique, certains semblent néanmoins prêts à tout pour s’en emparer. Dans son livre Le fascinant nombre pi, le mathématicien Jean-Claude Delahaye raconte notamment comment, dans les années 2010, un Ukrainien nommé Andriy Slyusarchuk a tenté de faire croire qu’il avait retenu 300 millions de décimales. Or un simple calcul montre qu’en mémorisant deux décimales par seconde, il faudrait pas moins de neuf ans et demi pour retenir ces décimales... et autant pour les réciter.
Né en 1971, Slyusarchuk n’a évidemment jamais déclamé l’ensemble des décimales de pi qu’il prétendait connaître. En revanche, lorsqu’un spectateur innocent lui demandait par exemple de donner la 23.680.024e décimale, il parvenait à donner la réponse sans erreur. Jamais pris en flagrant délit, cet homme au charlatanisme avéré (il s’est inventé des diplômes et a vendu des médicaments qui ne soignaient rien) est cependant suspecté d’avoir eu recours à une oreillette miniature qui lui permet de bénéficier de l’appui d’un complice.
On ne disposera sans doute jamais du fin mot de l’histoire : Andriy Slyusarchuk croupit actuellement en prison pour pratique illégale de la médecine (il a fait plusieurs victimes lors d’opérations chirurgicales non maîtrisées) et faux et usage de faux. Peut-être profite-t-il de son incarcération pour apprendre autant de décimales de pi que possible, et cette fois pour de vrai.
Thomas Messias — 14 mars 2021